Aujourd’hui c’est de notoriété publique que pour construire un bon produit il faut rencontrer ses utilisateurs, leur parler. Tout le monde parle de discovery, tout bon product manager et designer qui se respecte a déjà fait des interviews utilisateur. Pour autant, tous les produits ne sont pas un succès. Mais pourquoi puisque nous sommes allés voir nos utilisateurs ? Ce qui est difficile c’est qu’on nous ment. Nos utilisateurs nous mentent; et non seulement nos utilisateurs nous mentent mais nous aussi nous nous mentons à nous même.
La cause ? en tant qu'être humain nous sommes tous en proie à une multitude de biais.
Quand nous interagissons avec une autre personne, en interview par exemple, la manière dont nous posons la question, la manière dont notre interlocuteur nous répond et la manière dont nous interprétons la réponse, sont sujets à des biais. Alors en plus quand on a une idée de produit qui nous emballe, c’est quasi mission impossible d’éviter les biais ! Comment éviter de tomber dans ces pièges et démêler le vrai du faux ?
Rob Fitzpatrick a écrit un livre intéressant sur comment éviter les biais en interview, The Mom Test. Mais le mieux reste encore l’observation. Là où l’observation fait la différence c’est que l'œil est le seul organe qui ne ment pas. Qu’est-ce que l’observation ? comment bien la faire pour ne pas retomber dans les mêmes pièges que les interviews ? Je vous propose de répondre à ces questions en vous partageant ce que nous avons appris et fait avec un de nos clients : Urgo.
Il y a 3 ans, Urgo est venu nous voir chez BAM pour créer une application mobile à destination des infirmières : Healico. L’objectif est d’aider les infirmières à faire un meilleur suivi des plaies chroniques : des plaies qui peuvent mettre plusieurs mois pour guérir (comme des ulcères par exemple). Si elles sont mal soignées, ces plaies peuvent se nécroser et amener à une amputation. L’idée de cette application c’est donc de participer à sauver des membres. Avant de rentrer dans le vif du sujet, commençons par un peu de contexte sur le produit en lui-même.
Dans un premier temps, cette application est destinée aux infirmières libérales à domicile. Les infirmières à domicile travaillent généralement dans des cabinets dans lesquels elles sont 2 ou 3. Ces infirmières ne s’occupent pas que des plaies chroniques d’ailleurs mais aussi de la prise de médicament ou prise de sang par exemple. Mais en ce qui concerne les patients atteints de plaies chroniques, elles les voient tous les jours ou plusieurs fois par semaine. Et comme une infirmière ne va pas travailler 7j/7 il va y avoir ce qu’on appelle des transmissions entre plusieurs infirmières d’un même cabinet. Elles se transmettent des informations sur l’état du patient, les nouveautés et comment évolue la plaie.
Et c’est là dessus qu’Urgo à décidé d’agir avec Healico. Faciliter la transmission entre les infirmières pour avoir un suivi de plaie optimal. Dans Healico, on va donc avoir des fonctionnalités qui vont tourner autour de la transmission mais aussi de la plaie comme des indices pour détecter des signes d’infection grave et mieux aider les infirmières dans leur quotidien.
Mais voilà, il y a 2 ans, l'équipe se rendit compte que l’application avait beaucoup moins de rétention qu’espéré. C'est-à-dire que par rapport au nombre total d'utilisateurs, par semaine, nous avions peu d’infirmières qui ajoutaient du contenu. L’ajout du contenu étant l’ajout d’une photo, d’un traitement, ou d’une évaluation de plaie. Une évaluation de plaie comprend une suite de questions pour décrire l’aspect de la plaie de manière scientifique ce qui permet à une autre infirmière de tout de suite comprendre l’état de la plaie.
On entre alors dans une phase critique ou, avec Urgo, nous nous donnons 3 mois pour améliorer cette rétention. Je rejoins alors l’équipe pour créer la task force chargée de résoudre le problème.
Nous commençons par un constat qui est double : premièrement, nous n'avons aucune idée de pourquoi les infirmières utilisant l’application ne créent pas de contenu ou arrêtent de l’utiliser car nous ne les contactons pas. Deuxièmement, l’équipe a une connaissance fine des paramètres que les infirmières trouvent importants à prendre en compte dans le suivi d’une plaie mais pas de réponses à des questions plus macro comme quels sont leurs critères de choix et préférences qui vont entrer en jeu lorsqu’elles vont utiliser un outil de transmission et de suivi de plaie.
Nous prenons donc la décision de retourner sur le terrain avec cette fois-ci un œil neuf.
La première chose que nous faisons ce sont des interviews pour creuser davantage le “job to be done” des infirmières : nous nous sommes donc intéressé de manière très large à leur métier, ce qu’elles trouvent important, quels sont leur meilleurs et leur pire souvenir. L’idée étant de faire émerger des émotions et de mettre le doigt sur ce qui est important pour elles.
Volontairement nous sommes restés ouverts à tous les signaux faibles, nous n’avons pas creusé de sujet en particulier pour justement faire émerger des sujets auxquels nous n’avions pas pensé auparavant. L’objectif étant de pouvoir voir l’écart entre ce que nous découvrons et le produit que nous avions créé.
La deuxième chose que nous avons faite, et selon moi la plus importante car la plus riche en apprentissage, ce sont des Go&See. Faire un Go&See c’est aller voir l’utilisateur là où il utilise le produit ou alors là où il observe le problème que l’on souhaite résoudre. On est donc aller suivre 4 infirmières pendant leurs tournées de patients. Ce qui est tricky avec le Go&See c’est qu’on va observer, découvrir et comprendre plein de choses et à ce stade tout à de l’importance. Cela demande donc un vrai travail d’attention au détail et de prise de note.
Pour vous donner quelques éléments, j’ai suivi une infirmière qui se servait beaucoup de son téléphone, et par exemple, pour retrouver le code de l’immeuble de son patient, elle a utilisé Siri pour rechercher le profil du patient. Ensuite dans l'ascenseur ce que j’ai noté c’est une question qu’elle m’a posé “On en est à combien de patients là ? au moins 10 non ?” question qu’elle m’a d'ailleurs posée plusieurs fois dans la tournée. En arrivant chez le patient j’ai noté que les médicaments et soins étaient dans la cuisine alors qu’elle devait retrouver la patiente dans son salon, j’ai noté tout ce qui était lié aux actions et émotions de l'infirmière. Bref tous les détails comptent d’autant qu’à la fin de la tournée il est impossible de se souvenir de tous les détails, d’où l’importance de tout noter à ce stade.
De ces rencontres nous en avons tiré 2 apprentissages majeurs : le premier c’est que nous observons une énorme culture de l’orale ancrée dans leurs habitudes. En effet, rares sont les infirmières qui prennent des notes chez le patient, et un grand nombre d’entre elles font des transmissions orales à leur collègues. Lorsqu’elles ont des questions elles vont s’appeler. Et ce qui va de paire avec cette culture oral c’est une mémoire incroyable, elle se souviennent de tout : l’infirmières que j’ai suivi n’a regardé qu’une fois son agenda en 7h de tournée (~20aines de patients), quand elle a croisé sa collègue au milieu de la tournée elles étaient capable de se partager les informations au sujets de patient sans même citer les patients tellement elle connaissaient dans le détail chaque cas et chaque plaie.
Le deuxième apprentissage qui est plutôt une réalisation c’est qu’aujourd’hui, prendre une photo c’est un swipe. Et avec l’application qu’on avait créé on était loin de cette simplicité.
Alors comment aider les infirmières de manière plus efficace dans la transmission ? que ce soit en ajoutant de l’oral dans le produit ou autre chose mais on ne réussira pas à faire en sorte que les infirmières notent tout.
Et sur un autre sujet, en discutant avec les infirmières lors de leurs tournées, nous avons remarqué qu’elles n’arrivaient pas toujours à valoriser tout leur travail. En effet en France, une infirmière libérale est payée à l‘acte, c’est-à-dire que pour chaque soin apporté (pose d’un pansement, changement d’un pansement…) elle déclare une cotation. Une nouvelle cotation à vu le jour il y a 1 ou 2 ans pour permettre de mieux rémunérer la prise en charge des plaies complexes. Cette nouvelle cotation peut être utilisée une fois par plaie au début de sa prise en charge, il s’agit du bilan initial de plaie complexe. Seulement voilà, cette cotation permettant de gagner 7 fois plus que les autres cotations, chaque infirmière doit pouvoir justifier à la sécurité sociale que le bilan a bien été réalisé dans les normes avec une trace écrite. Et les infirmières ayant peur de ne pas avoir toutes les informations écrites nécessaires pour justifier de cet acte elles préfèrent rester sur des cotations plus basses qui ne rémunère pas leur travail à sa juste valeur.
Ce qui est alors devenu clair et excitant pour nous c’est que nous avions une opportunité d’aider les infirmières à mieux gagner leur vie si nous arrivons à leur apporter une solution ingénieuse qui s’adapte à leur forte culture orale tout en étant reconnu par la sécurité sociale.
A ce stade j’espère que vous êtes maintenant tous convaincus qu’aller observer vos utilisateurs dans leur contexte est indispensable ! En tout cas pour notre part, depuis cette date les Go&See font partie intégrante de quasiment toutes nos discovery.
Les Go&See sont d’autant plus importants que faire un produit c’est faire une suite de choix, et que derrière chaque choix se cache un trade-off. Pour identifier les trade-off que nous sommes en train de faire, il est nécessaire d’avoir une compréhension profonde de ce qu’il se passe chez nos utilisateurs ! Dans notre cas avec Urgo nos Go&See nous ont permis de mettre le doigt sur un trade-off intéressant :
Sur Healico nous avions fait un trade-off en faveur de la trace écrite et rémunération de l'infirmière au dépit de la simplicité d’usage et de sa culture de l’oral.
En 1 mois de rencontre utilisateur, nous avons mis le doigt sur plusieurs éléments cruciaux qui expliquaient la faible utilisation écrite de notre application.
Qu’est-ce qui a fait la différence entre cette démarche et les premières rencontres réalisées au tout début de la conception du produit il y a 3 ans ?
Ce que nous avons regardé, les questions que nous avons posées et plus précisément les questions que nous n’avons pas posées. Il y a 3 ans, nous avions cherché à digitaliser un usage en ne nous intéressant qu’aux détails : les étapes de la prise en charge de la plaie ou encore les questions que se posent les infirmières lorsqu’elles réalisent un bilan initial de plaie complexe. Mais nous étions passés à côté du cadre dans lequel les infirmières évoluent, leurs habitudes, leurs émotions.